Interview de Omar Victor Diop
Par Deborah Willis
Né et installé à Dakar, Omar Victor Diop (Dakar et Paris) commence à s’intéresser tôt à la photographie. Il a recours à ce medium pour capter la diversité des sociétés et des modes de vie modernes du continent africain. Ses premiers projets conceptuels ayant rencontré un vif succès en 2012, il met un terme à sa carrière en communication d'entreprise pour embrasser une voie artistique. A travers une œuvre faisant se côtoyer les beaux-arts, la mode ou encore la photographie de portrait, et dont la série de portraits mondialement acclamée « Le Studio des Vanités » met en scène les nouveaux visages des milieux artistiques et culturels des centres urbains africains, Diop se plaît à mélanger la photographie à d’autres formes artistiques en puisant dans la création de costume, le stylisme et l’écriture pour donner vie à ses idées. S’inspirant d’auteurs afro-caribéens, tels que Maryse Condé, il part en quête d’exemples d’adaptation à des nouveaux contextes et styles de vie.
L’interview que j’ai menée avec Omar propose une approche à la fois historique, contemporaine, et théorique de ses images et de la manière dont elles se construisent au travers de l’histoire de la diaspora africaine, et de références générales telles que le beau, les medias, la publicité, la mode et la culture populaire. Nous pourrons ainsi mieux entrevoir les relations que l’artiste entretient avec ces images qui ont marqué l’Histoire, mais également avec l’art scénique, la photographie, les notions de stéréotype, et la capacité d’une image à surpasser son but original pour adopter une nouvelle signification sociale et historique. Les travaux d’Omar dévoilent son intérêt pour le concept philosophique du beau, pour les interactions entre réalité et fiction, entre identité et histoire. A travers une œuvre regroupant portraits de noirs célèbres et scènes clés du cinéma américain classique, Omar se sert de son imagination pour revisiter les archives, afin de ré-imaginer et de se consacrer à des événements souvent laissés pour compte dans le récit historique global.
DW Parlons tout d’abord de votre troisième projet artistique « Diaspora » : comment a-t-il vu le jour et dans quel contexte ? Voici ce que vous répondiez à Sean O’Hagan dans le Guardian en 2015 au sujet de votre série de portraits : « Je me suis d’abord intéressé à ces noirs célèbres qui ne correspondent pas tout à fait aux stéréotypes de la diaspora africaine, dans le sens où ils étaient à la fois éduqués, élégants et sûrs d’eux, même si certains appartenaient à des blancs qui les considéraient comme des personnes autres et exotiques : Albert Badin, serviteur à la cour suédoise du XVIIIème siècle ou Juan de Pareja, membre de la maison Velázquez au XVIIème siècle, entre autres. Mon but était d’intégrer ces personnages historiques riches dans le débat actuel sur la diaspora africaine, ainsi que dans les problématiques d’immigration, d'intégration et d’acceptation. »
Quelle démarche adoptez-vous lorsque vous effectuez ces passionnantes recherches pour votre projet ? Ce lien que chacun d’entre vous établit entre mémoire personnelle et discours historique sur l’art n’a jamais cessé de me fasciner.
OVD J’ai toujours considéré que ma vision de la temporalité n’était ni fragmentée ni linéaire. Je pense que les histoires et expériences contemporaines – celles de mon peuple et les miennes – suivent des schémas qui ont été établis par le passé, et que si l’on souhaite, par exemple, interrompre les occurrences répétées d’exclusion et d’exploitation, il est important d’étudier et de revisiter les événements passés, notamment les chapitres de l’histoire qui ont été relativement peu relayés, comme l’esclavage, la colonisation et autres périodes comparables. Les recherches qui m’ont amené à la diaspora ont été initiées par des travaux de recherche en histoire de l’art, dont le but était purement technique à l’origine.
J’étais fasciné par la manière dont certains peintres classiques comme Velasquez réussissaient à orienter la lumière du soleil sur le visage de leurs modèles, et je suis parti en quête de portraits de noirs pour trouver l’inspiration. Je suis tombé sur quelques tableaux, tels que le portrait de Jean Baptiste Belley par Girodeau, qui m’ont amené à m’intéresser à leur histoire. C’est ainsi qu’a démarré l’aventure : ces découvertes m’ont bouleversé.
DW S’adresser comme vous le faites à un public aussi varié, notamment en proposant trois portails d’accès à votre site Internet (portraits, beaux-arts, mode), fait, à mon avis, évoluer les mentalités. Qu’est-ce que chaque sous-catégorie nous raconte ? Par exemple « Le Studio des Vanités » et « Artist Sittings » ?
OVD Lorsqu’il s’agit de photographie, les gens « consomment » les images de manière très différente et avec des attentes très diverses, ce qui s’explique peut-être par les multiples genres de cet art (documentaires, mode, etc.). J’essaie de guider le public à travers mon univers, mais selon un parcours volontairement tortueux, puisque je range certaines photographies dans des catégories inattendues. Mes portraits ont une dimension documentaire, tout en étant incontestablement influencés par la photographie de mode. La rubrique beaux-arts est résolument cinématographique et aurait très bien pu être assimilée à la catégorie mode, si je ne m’employais pas à narrer des histoires. J’ai toujours essayé d’échapper aux étiquettes, parce qu’elles impliquent des comparaisons. Il n’y a pas de photographie « sérieuse » ou « récréative », ces adjectifs s’appliquent uniquement à l’intention qui sous-tend chaque œuvre.
DW Comment pratiquez-vous votre art aujourd’hui ? Quelles sont vos influences conceptuelles, sensibles, esthétiques, et médiatiques ?
OVD Après avoir passé près de cinq à me découvrir au travers de la photographie, je me suis rendu compte qu’il n’était pas seulement question de portraits, d’autoportraits, de beaux visages ou de belles personnes. Je vois mon activité comme un voyage vers une prise de conscience de ce qui nous rassemble en tant qu’êtres humains, et je ne peux atteindre cet objectif que si je ne m’ouvre à de nouveaux contextes sociaux/culturels. J’ai désormais besoin d’explorer de nouveaux territoires artistiques et humains : je pense que la somme de mes découvertes, qui font aujourd’hui partie de moi, doivent être mises à l’épreuve et enrichies.
DW Que pensez-vous des réactions que provoquent vos images lorsque vous parcourez l’Afrique, l’Europe et l’Amérique du Nord ? En quoi cette diffusion se prête à une nouvelle interprétation de votre travail ?
OVD L’enseignement que j’ai pu en tirer, c’est que quels que soient la couleur de peau, l’âge et le sexe, nombreux sont ceux qui n’ont pas abandonné l’idée de comprendre ce qu’en tant qu’êtres humains, nous avons enduré pour en arriver à ce contexte difficile : nous vivons à une époque très incertaine, où on bascule assez facilement du militantisme au terrorisme, du contrôle à l’exploitation, et de la protection à l’exclusion. Plus important encore, de nombreux individus souhaitent en apprendre davantage de/sur l’autre et aspirent à défendre une cause. Cette idée me donne de l’espoir et un sens à ma vie. D’après les retours que j’ai pu avoir, mon travail offre de nombreux niveaux d’interprétations et bouleverse les idées préconçues. Je n’aurais pas pu rêver mieux comme objectif.
DW La beauté joue un rôle clé dans l’art que vous pratiquez, qu’il en aille de son refus ou de son acceptation. Votre avis sur la question ? Pensez-vous que le discours de l’art ne s’est pas assez penché sur la beauté noire ? J’ai souvent entendu de jeunes artistes faire le lien entre la notion de beau et les droits de l’Homme. Quel est votre point de vue à ce sujet, notamment à la lumière du projet « Le Futur du Beau » ? Vous décrivez une partie du projet « Fashion 2011-12 » comme « une projection visuelle de ce que pourraient devenir nos standards de beauté et d'élégance, le jour où jeter sera de très mauvais goût. Le plastique, le papier, la ferraille, matières nobles et élégantes du siècle 22 ! »
OVD Selon moi, de nombreuses sociétés, dont certaines d'origine africaine, ont eu du fil à retordre avec la notion de beauté noire. Il va de soi qu’il existe un rapport avec les droits de l'Homme, puisque les descriptions péjoratives qui ont été faites du corps noir s’évertuaient à déshumaniser les personnes de cette couleur de peau il y a quelques siècles. Ce phénomène persiste aujourd’hui. Les spécificités du corps noir ne sont jamais pleinement reconnues ni louées. Les adjectifs utilisés pour décrire une belle femme ou un bel homme noir sont toujours teintés d’une touche d’ironie ou de retenue (la beauté de Viola Davis a été qualifiée de « non conventionnelle » dans un article du New York Times paru l'an dernier...)
DW Les adjectifs utilisés pour décrire la beauté noire sont étonnants. La programmatrice culturelle Raquel Wilson écrit à propos de votre projet « Diaspora Self-Portraits » de 2014 : « Il [Omar Victor Diop] fait référence au monde du sport, celui du football en particulier, afin de montrer la dualité d’une vie de gloire et de reconnaissance qui est aussi une vie passée à être « l’autre ». On retrouve ce paradoxe aussi bien chez les footballeurs d’aujourd’hui que chez les hommes représentés dans ses autoportraits. »
Quelle est votre motivation pour vos projets, et de quoi avez-vous pris conscience en posant devant l’appareil-photo en costume pour représenter des personnages historiques, plus précisément un homme marocain, Dom Nicolau (Congo), Jean Baptiste Belley (Sénégal/Haiti), Juan de Pareja (Espagne) ? Je suis stupéfaite par l’absence de discours sur ces héros qui ont transformé les récits.
OVD J’ai vécu chaque séance d’autoportrait comme un pèlerinage… En invitant ces âmes oubliées à rejoindre notre monde actuel, j’ai eu l’impression de devenir médium, et de leur permettre de continuer à transmettre le message qui était le leur à l’époque où elles ont vécu. Dans ce projet, il est question de faire vivre la mémoire, de rendre hommage, mais il est question également de justice et de reconnaissance.
DW Ce projet ne cesse de m’interloquer. La pose masculine est bien distincte dans votre travail. Les personnages masculins posent en dégageant une forte assurance, qui se lit dans l’autorité avec laquelle il/vous porte(z) les costumes d’époque… Parlez-nous de la manière avec laquelle vous ré-agencez vos personnages dans l’Histoire ? Le fait d’avoir posé pour vos séries de portraits « Le Studio des Vanités » a-t-il influencé votre manière d’organiser et de penser les poses de « Artist Sittings » ?
OVD Le fait d’avoir pu m’inspirer d’œuvres originales m’a facilité la tâche. C’est un fait qu’il me faut accepter et je n’en tire aucun mérite. J’ai également grandi dans une partie de l’Afrique, dans laquelle les portraits que j’ai pu avoir sous les yeux figuraient une présence masculine très assurée. Les portraits de mon grand-père, de mon père et de plusieurs générations d’hommes ont ceci de commun que chaque portrait constitue une assertion histoire familiale. Je prends mes portraits en partant de cette idée, sauf que dans mon cas, la « famille » a un sens bien plus large.
DW NICE. Vous avez remis en scène des moments historiques et détourné des images célèbres qui constituent une réinterprétation de certaines scènes de films hollywoodiens tels que Breakfast at Tiffany’s, mais aussi des dirigeants politiques emblématiques tels que l’abolitionniste Frederick Douglass. J’ai bien aimé la réponse que vous aviez donnée à une question posée dans le cadre de la conférence Black Portraitures II Revisited qui s’est déroulée à l’Université de New York le 20 février 2016. On vous demandait si vous envisageriez un jour de prendre en photo votre corps pour générer des conversations multiples sur les femmes noires dans l’histoire. Pourriez-vous répéter la réponse que vous aviez donnée ?
OVD Si j’ai choisi de ne représenter que des personnages masculins dans la série d’autoportraits « Diaspora », c’est parce que je ne voulais pas que l’œuvre soit perçue comme une approche théâtrale et dramatique d’un chapitre clé de l’histoire. Mon intention première est que les gens gardent en mémoire les récits, les destins exceptionnels que je rapporte. Affublé d’une perruque et d’une robe victorienne, j’aurais la sensation que le public passerait à côté de la problématique incontournable de la série : la mémoire.
DW Je vous remercie, Omar.
Interview réalisée le 22 mars 2016
par Deborah Willis, Professeur à l’Université de New York, Tisch School of the Arts
(Traduit de l’anglais par Mathilde Rosso)