Ce qui m’a toujours interpellé, c’est le rapport de l’homme à son image. J’ai voulu comprendre quel était ce rapport et c’est la raison pour laquelle j’ai voulu devenir photographe.
Chez nous, la photographie remplissait essentiellement la fonction de fixer l’instant. Les photographies de Seydou Keïta ou de Mama Casset sont des images qui marquent le moment. Aujourd’hui, cette pratique de la photographie de l’instant fait partie de l’histoire.
LE RAPPORT DE L’HOMME À LUI-MÊME EST TRÈS VITE BIAISÉ PAR D’AUTRES ENJEUX.
Il y a un mystère caché derrière la photographie qui ne se limite pas à sa fonction d’enregistrement.
LE RAPPORT DE L’HOMME À SON IMAGE
Q Comment présenteriez-vous votre travail dans les grandes lignes ?
DS Je suis photographe de presse pour vivre et photographe-artiste pendant mes moments de liberté, ce que je préfère d’ailleurs. Si je suis obligé de gagner de l’argent avec une activité de photographe-reporter, je préfère mon activité artistique ; c’est pourquoi dans mes travaux même journalistiques, j’essaie d’avoir une démarche artistique et pas simplement documentaire. Il y a un mystère caché derrière la photographie qui ne se limite pas à sa fonction d’enregistrement. Ce mystère-là m’a interpellé. Je me souviens d’un photographe qui venait tous les samedis dans mon quartier à l’occasion d’une fête, d’un mariage ou d’un baptême qu’il devait photographier. A cette époque – je devais avoir 23 ans – tout le monde attendait avec impatience de découvrir sa photographie qui arrivait dans les quinze jours suivants, lorsque le photographe venait livrer sa production. Je me souviens que tout le monde était là, anxieux, à l’arrivée du photographe. Une fois arrivé, il sortait son paquet de tirages, c’étaient des photos noir et blanc, et chacun était curieux de savoir à quoi il allait ressembler sur les images. Ce qui m’a toujours interpellé dans cette situation que j’ai vue tant de fois, c’est le rapport de l’homme à son image. J’ai voulu comprendre quel était ce rapport et c’est la raison pour laquelle j’ai voulu devenir photographe. J’étais persuadé qu’avec la photographie, on pouvait découvrir quelque chose. Surtout concernant les émotions, les sentiments, le regard. Le rapport entre l’homme, l’image et lui-même.
Un point de vue historique sur la photographie de studio
Interview avec Djibril Sy à Dakar 2014
COMPRENDRE UNE IMAGE
DS Savoir lire une image, pour moi, c’est la comprendre. Une photographie, c’est un moment de vie, c’est l’image d’une personne qui ressent quelque chose à un moment donné. Il faut aussi prendre en compte les émotions de la personne qui a pris la photographie. Ce que l’on voit, c’est un dialogue entre le photographié et le photographe. Et quand on regarde la photographie, on a envie de comprendre tout cet ensemble : pourquoi a-t-il pris cette image ? Pourquoi à ce moment précis ? Qu’a-t-il vu dans le regard de cette personne, dans telle ou telle situation, dans cet espace ? Quand je regarde les photographies de Seydou Keïta, je trouve ça très beau. C’est beau graphiquement, les personnages sont très beaux, etc., mais je veux comprendre ce qui se passe. Pourquoi cette jeune fille par exemple a voulu se faire photographier avec son téléphone ou sa radio. C’est ce qui fait la beauté de l’image. La beauté purement esthétique de l’image ne m’intéresse pas. C’est ce qu’elle signifie qui m’importe. La beauté, on la trouve partout. Même dans ce que l’on pense n’être pas beau, il y a quelque chose de beau. Les photographies que l’on faisait en Allemagne, aux États-Unis, en France ou ailleurs à l’époque de la naissance de la photographie montraient la même chose. Le rapport de l’homme à lui-même. La photographie est comme un miroir. On peut utiliser la photographie aussi à des fins scientifiques ; mais ce qui est fondamental pour moi, c’est que nous avons toujours besoin de rêver. Et la photographie nous permet de temps en temps de rêver, parce qu’elle est poésie, parce qu’elle nous permet aussi de connaître notre histoire. En Occident, on utilise la photographie depuis longtemps comme document et comme moyen d’écriture de l’histoire. Chez nous, la photographie remplissait essentiellement la fonction de fixer l’instant. Les photographies de Seydou Keïta ou de Mama Casset sont des images qui marquent le moment. Aujourd’hui, cette pratique de la photographie de l’instant fait partie de l’histoire. C’est une écriture qui est restée là. Alors nous, nous devons la lire, nous ne devons pas simplement la regarder, si on veut la comprendre.
Q Peut-on parler d’une histoire commune ou globale des images, celle de l’homme dans son rapport à lui-même ?
DS Le rapport de l’homme à lui-même est très vite biaisé par d’autres enjeux. Pour vous donner un exemple : les gens qui allaient en Europe se photographiaient systématiquement. Surtout en France, parce que nous faisions partie des colonies françaises. On se photographiait devant la Tour Eiffel, devant l’Arc de Triomphe, devant le Sacré-Cœur. Mon père l’a fait. Le père de presque n’importe quel sénégalais, ou le grand-père qui a été soldat en France, l’ont fait. C’était une manière de montrer que l’on a réussi. Que l’on connaît les lieux incontournables de la France. Une propagande, qui ne dit pas son nom. En tout cas, ça s’est passé entre les Africains et l’Europe. La photographie a rempli ce rôle de médium. Avec ces images ramenées de l’Europe pour les montrer à nos amis et nos parents, on a sublimé la France.
Être photographe de presse et artiste
Interview avec Djibril Sy à Dakar 2011
IMAGES DE PRESSE
Q Comment caractériseriez-vous votre travail journalistique, les reportages que vous réalisez dans un contexte de presse ?
DS Dans un contexte de presse, surtout de presse locale, la photographie est utilisée pour illustrer. La plupart du temps, on se demande pourquoi telle ou telle image a été placée dans tel ou tel article. La première raison, bien souvent, c’est que l’on pense à ceux qui ne savent pas lire le français. On regarde l’image, plutôt que de lire le titre. Celui qui sait lire le texte n’aura pas de besoin de regarder l’image, car elle ne dit rien de plus. La photo est plate, elle est seulement là pour occuper de l’espace, mais elle ne raconte pas grand-chose. Heureusement aujourd’hui, avec la nouvelle génération, on commence à raconter des histoires avec la photographie. Ça commence. Ce n’est pas encore vraiment installé, car les maisons de presse n’ont pas les moyens de payer correctement les photographes. J’essaie le plus possible de travailler sur des projets de reportage dont on a dégagé un concept, mais où l’autonomie du photographe est respectée par rapport aux attentes et aux visions de la rédaction et de l’auteur du texte. L’image vient compléter et non répéter le propos d’un article.
L’OCCIDENT EST LÀ
Q Y a-t-il parfois des images que vous réalisez dans le cadre d’un reportage et que vous réemployez ensuite dans le contexte de votre travail artistique ?
DS Oui, cela arrive parfois. Parce qu’au moment de prendre cette photographie, j’avais une liberté de faire. J’ai pu choisir l’angle, le cadrage, la durée d’exposition. Mais cela concerne peu d’images : une image sur deux-cents, sur trois-cents. Cela concerne une image où j’ai pu me laisser aller. C’est toujours un grand bonheur que de découvrir une pareille image parmi les autres. Je vois qu’elle interpelle – et pas seulement moi, mais les autres. Ces images frappantes peuvent concerner des moments très durs d’ailleurs, raconter une histoire choquante. Tout à l’heure par exemple, dans la série que je vous ai montrée sur la guerre au Libéria, se trouve l’image d’une femme qui est venue, parce que l’on a enterré son enfant dans la fosse commune alors qu’elle ne voulait pas. Elle est venue pour reprendre sa petite fille morte et lui offrir une vraie sépulture. Le service d’hygiène, le docteur, lui disent : « Non ! On ne peut pas te donner l’enfant. » Alors elle s’est mise à pleurer et à crier qu’elle ne partirait pas sans son bébé. C’est à ce moment-là que j’ai pris mon appareil et que je l’ai photographiée. Elle était envahie de douleur. Sur le moment, ce qui m’a intéressé, c’était son histoire, ce qui était en train de se passer. À mes risques et périls. Je prenais des photos quasiment « sans réfléchir ». Je réfléchissais à ce que je faisais, mais j’étais comme absorbé par cette femme qui faisait des gestes tellement larges, qui criait tellement fort, qui se mettait par terre. Son mari est arrivé et il m’a presque frappé, pour que j’arrête de photographier. C’était tellement important pour moi à ce moment-là que j’ai continué. Sur l’une des images, on voit cette femme en train de crier et l’on voit aussi distinctement son T-shirt sur lequel est marqué « Paris, la Tour Eiffel » et « Paris, ici ». Elle était comme ça sur le goudron. Une femme qui a perdu son enfant au Libéria, une femme africaine dans la douleur et voilà l’Occident qui est là. Les symboles de l’Occident sont là. Et cette omniprésence de l’Occident est indissociable de sa douleur.
Interview réalisée à Dakar, Hotel Miramar, 23. 02. 2011
Par Bärbel Küster, Marleine Chedraoui, Judith Rottenburg, Janine Schöne, Tanja Schüz
La guerre au Liberia
Interview avec Djibril Sy à Dakar 2014