Récit de Mountaga Dembélé (1919-2004), précurseur de la photographie au Mali
Érika Nimis
« L’image que m’offre le Mali avec le temps reste énigmatique. Elle est semblable à une photo un peu écornée qu’on a maintes fois tournée et retournée en quête d’une réponse[1]. »
(ill. 1) Reproduction photographique d'une carte de vœux réalisée par Mountaga Dembélé en 1948 (original détruit) © Moussa Kalapo, 2016
« Existe-t-il une tradition photographique en Afrique ? » s’interrogeait un journaliste du Monde, en ouverture d’un article intitulé « Fixer une mémoire qui se perd[2] » consacré aux premières Rencontres de la photographie africaine[3]. Dans cette question, je retiens le terme « tradition » que j’associe d’emblée à la « tradition orale », celle véhiculée par les griots, maîtres de la parole. Dans les lignes qui suivent, je redonne justement la parole à un photographe malien disparu dans le plus grand silence en 2004. Ce photographe, que j’ai rencontré à deux reprises entre fin 1995 et début 1996, s’appelait Mountaga Dembélé. Dans les premiers récits[4] du photographe malien de renommée internationale Seydou Keïta (c. 1921-2001), Dembélé était présenté comme un « mentor » qui l’a notamment initié au tirage et lui a cédé son laboratoire, une fois formé. Pourtant, son identité a été longtemps confondue avec celle de Boundiala Kouyaté, un autre photographe de Bamako-Koura – le quartier où officiait Seydou Keïta – et dont la carrière s’est développée à la même période (les années 1940-50) que Mountaga Dembélé et Seydou Keïta. Enfin, lorsque son identité n’était pas confondue avec celle d’un autre, elle était simplement tue, notamment dans les publications sur Seydou Keïta – catalogues d’exposition et monographies – qui venaient souligner son autodidactisme. Seul le Photo Poche sur Seydou Keïta, paru en décembre 1995, donne toute sa place à Mountaga et restitue son histoire à travers les mots de l’ethnologue Youssouf Tata Cissé (1935-2013), spécialiste de la tradition orale, avec qui il a eu une longue discussion sur son parcours, expliquant notamment pourquoi on lui avait longtemps attribué le patronyme de Kouyaté[5], celui-là même que porte le griot de Sunjata Keita, premier empereur du Mali, Balla Fasséké !
Je n’ai jamais eu la chance d’approfondir mes deux seules entrevues avec Mountaga Dembélé de son vivant. Dans les lignes qui suivent, je veux, le plus fidèlement et simplement possible, restituer sa parole enregistrée, afin que de futurs chercheurs, sait-on jamais, puissent un jour percer les secrets de cet homme féru de photographie, qui fut aussi un témoin clé de l’histoire de son pays et de son époque. Cette rencontre avec Mountaga Dembélé montre aussi toute la complexité des recherches sur l’histoire de la photographie en Afrique de l’Ouest : comment rassembler des sources, toujours partiellement exploitables, comment reconstituer le « puzzle » (auquel manquent de nombreuses pièces) à partir de fragments iconographiques, écrits et surtout oraux ? Car souvent, il ne reste plus que la parole, comme dans l’exemple qui suit. Mountaga Dembélé n’a pu conserver ses archives, confiées[6] en partie à son ami et collègue Seydou Keïta (selon le premier entretien qui suit). Le reste a été dispersé au gré de ses déplacements, lui qui était « instituteur photographe », muté aux quatre coins du pays. Seuls vestiges de son passé : un agrandisseur Impérator intégralement en bois (voir photo 2), acheté en 1947, et quelques photos de famille gardées dans un piteux état sous le matelas de son lit en fer (voir les reproductions photographiques 3 à 6 où figure un portrait colorisé inédit[7]).
(ill. 2) Mountaga Dembélé devant son agrandisseur Impérator,
Médina Koura, 1995 © Érika Nimis
Cette rencontre m’a appris une chose très importante à l’époque pour les recherches que je débutais à tâtons : étant donné la parcimonie des informations recueillies et la diversité de leur provenance[8], il est nécessaire de convoquer sur un pied d’égalité toutes les sources, à commencer par les témoignages oraux qui sont parfois les seules traces attestant du parcours d’un photographe qui a été déterminant pour l’histoire locale.
Quand j’ai réalisé mes enquêtes de terrain à Bamako en 1995-1996[9], la première édition des Rencontres de la photographie africaine venait tout juste d’avoir lieu et, la plupart du temps, les photographes à qui j’ai rendu visite ont peut-être d’abord vu en moi un espoir, celui d’être exposés et reconnus internationalement, comme l’avaient été Seydou Keïta et Malick Sidibé. Il faut dire aussi qu’en cette fin de XXe siècle (nous n’étions pas encore entrés dans l’ère numérique), la photographie « à l’ancienne », celle pratiquée en noir et blanc dans un studio, était sérieusement mise en péril par une nouvelle génération de photographes arrivés sur le marché à la faveur de la « révolution de la couleur » à la fin des années 1980 : les « ambulants » (ou « bana bana » de la photographie, comme les a appelés Malick Sidibé, 1936-2016). Affranchis de toute contrainte, sans formation, ni studio, munis d’un simple appareil photo tout automatisé, ils étaient prêts à proposer leurs services au premier passant dans la rue à des prix défiant toute concurrence : ils n’avaient qu’à faire développer leur film dans l’un des nombreux laboratoires couleur de la ville. Ces ambulants ont complètement cassé le marché des photographes professionnels qui avaient pignon sur rue, si bien que ces derniers se sentaient déjà fortement menacés, avant que la vague du numérique ne les engloutisse pour de bon, et avec eux, leurs archives.
Pourquoi avoir choisi de faire commencer l’histoire de la photographie au Mali en 1935, comme le suggère le titre de mon ouvrage Photographes de Bamako, de 1935 à nos jours, paru en 1998 aux éditions Revue Noire ? Comme je n’ai bien souvent accès qu’à la parole des vivants et leur mémoire pour reconstituer le passé, c’est Mountaga Dembélé qui m’a soufflé cette date lors de notre première rencontre : c’est l’année où il s’est initié à la photographie, c’était aussi l’année où s’est ouvert le premier magasin de photographie à Bamako, tenu par un Français, Pierre Garnier (dont j’ai retrouvé la trace par la suite). Mais laissons Mountaga Dembélé, « photographe instituteur », nous conter la suite de son histoire et nous dévoiler quelques secrets de sa pratique.
À noter que j’ai souhaité garder le style vivant du témoignage direct, à quelques termes près.
L’usage de « (...) » correspond le plus souvent à des répétitions, et quelques rares fois à des termes qui n’ont pu être transcrits. Parfois, je donne quelques explications entre crochets.
(ill. 3) Mountaga Dembélé, photographie de famille colorisée
© Érika Nimis, 1995
Mountaga Dembélé
Premier entretien réalisé chez lui, en présence du photographe Mamadou Kanté, à Médina Koura, le 20 décembre 1995.
Photographier dans les années 1930 à 1950 au Mali
« Je m’appelle Mountaga Dembélé, instituteur de profession, actuellement inspecteur de l’enseignement à la retraite. Je suis le premier photographe noir d’ici, à Bamako. La photographie, personne ne me l’a apprise. Quand nous sommes arrivés au niveau des optiques, je me suis débrouillé à faire des photos et, heureusement, le premier pharmacien qui est venu ici, Jules Garnier[10], lui aussi, il a commencé à faire la photographie. Tout de suite, je me suis accroché à lui, alors nous avons travaillé ensemble. J’étais encore élève, en 1935. (...) C’était lui qui a ouvert la première pharmacie. Il faisait la photographie en même temps. Son fils est du même âge que moi. Il était « botanicien » [passionné de phytonymie]. Je me suis formé avec eux. J’ai continué. Moi, je travaillais en ville, alors on faisait tout ensemble. [Jules Garnier] a fait des livres (...). Après, quand je suis allé en France... Avant d’aller en France, j’avais beaucoup de photos, (...) des photos d’avant-guerre, j’en ai encore ici. (...) Mais Seydou m’a pris mes clichés, beaucoup de photos. Ce qu’il a présenté, la plupart sont de moi. (...) C’est moi qui lui ai appris la photographie. Mon studio était dans leur maison même, à Bamako Koura. J’étais dans leur maison, alors je lui ai appris la photographie. C’est mon studio qu’il conserve jusqu’à présent. (...)
Pendant la guerre, j’ai pu connaître le professeur Houppé, à Paris. (...) C’est lui qui a fait l’Impérator, qui fabrique la tireuse et l’agrandisseur Impérator. Pendant six ou sept ans, il est resté le premier artisan de France. Il a fait un livre qu’on appelle Les secrets de la photographie dévoilés[11]. C’était avant le flash. (...) J’ai fait la commande là-bas, et ça m’a trouvé en 1947, avec la tireuse : elle fonctionnait sur pile de poche ou avec accu[mulateur] (...)
Alors, ça travaille sur courant alternatif de tous les voltages, et courant continu, de tous les voltages. Même avec 1,5 V, vous faites des agrandissements de 30x40 cm, avec des ampoules, même maintenant vous trouverez une ampoule là-dedans. Comme j’étais enseignant, on m’affectait en brousse, Même dans ces endroits, je pouvais utiliser la dynamo de ma bicyclette. Je renversais la bicyclette, (...) et l’un de mes élèves ou de mes enfants tournait ça. Avec ça, je fais des agrandissements, des tirages, tout. Je l’ai emmené à Gao, un peu partout (...). Vraiment, ça m’a rendu d’énormes services, je faisais les neuf mois de l’année sans toucher à ma solde. La photographie seulement suffisait pour me nourrir, m’habiller, tout. (...) Il y a à peu près quatre ou cinq ans seulement que j’ai abandonné entièrement. Toujours les gens venaient me chercher, même la Croix du Sud[12] : ils allaient me chercher pour des films difficiles à faire, j’allais les faire. (...) C’est un magasin qui vend des appareils et tout le matériel photographique. Jusqu’à présent, ça existe. (...) C’est en face de MALIMAG. (...) C’est lui qui nous apportait tout, les pellicules, les plaques. En tout cas, moi-même, je fabriquais mes produits d’après le livre de Houppé (…). En ce temps-là, comme il n’y avait pas la photographie couleur, je faisais des couleurs sépia, toutes sortes de couleurs, des couleurs uniques (...), d’après le livre. Le matériel, la fabrication, tout est compris dans ce livre-là. Je faisais des couleurs vertes, violacées, bleues, mauves, n’importe quelle couleur. Ça plaisait aux gens. La plupart du temps, nous travaillions sur papier mat. (...) Avec ça, je faisais la photo couleur à la main. On avait des papiers peints de plusieurs couleurs. Il y avait douze couleurs. Alors, avec un pinceau, avec un peu d’eau, on mouillait... Et si on peint adroitement, c’est exactement comme les photos des couleurs d’aujourd’hui. (...) Je faisais aussi des agrandissements. (...) La photo de nuit, comme nous n’avions pas de projecteur, se faisait avec la lampe Petromax. J’employais ça même quand j’étais à Sikasso. Je suis le premier dans toutes les villes. A Sikasso, à Ségou, à Koutiala, à Niafounké, à Tombouctou, j’employais des Petromax pour faire des photos de nuit. Les gens venaient chez moi. Ma chambre devenait un studio. (...) Je développais la même nuit, je tirais la même nuit. En ce temps-là, nos papiers n’étaient pas comme les papiers d’aujourd’hui. On avait des [sécheuses-] glaceuses. Maintenant, les papiers sont brillants d’un seul coup. (...)
(ill. 4) Mountaga Dembélé, photographie de famille
© Érika Nimis, 1995
Il y a quelqu’un, un inspecteur de l’enseignement, qui m’a écrit un jour, quand j’étais à Mopti (...) : « Monsieur Mountaga Dembélé, photographe instituteur ». Cet inspecteur européen s’appelait Monsieur « Vallet ». (...) Il était venu me voir. Il m’aimait bien, comme il a fait la guerre lui aussi. (...) Il était venu me trouver dans mon école où j’étais directeur (...) et m’avait dit : « Vous feriez mieux de me donner au moins l’honneur de vous appeler instituteur photographe ». On a souri, on a ri, on causait ensemble. Si bien que je suis venu avant Seydou Keïta, Sakaly, Malick (en ce temps-là, Malick est resté très longtemps travailler avec la Croix du Sud. C’est là-bas qu’il s’est formé)... Tous ces gens-là (…) et beaucoup d’autres, je les connais. Tous ces gens-là, je les ai formés. Il y avait aussi un certain, un autre Malick, qui était à Bamako Koura et qui avait les mains entamées. Quant à moi, je n’ai jamais employé de gants, mais malgré tout, mes mains sont restées intactes. (...)
J’ai vulgarisé... la photographie. [Alors que les autres photographes] voulaient garder leurs secrets. Peut-être pensaient-ils que s’ils étaient trop nombreux, ils n’auraient pas suffisamment d’argent. Moi, j’avais mon métier à côté, alors ça ne me disait rien. A tous ceux qui voulaient apprendre, je leur ai donné des conseils, si bien que je suis devenu populaire. Je suis le plus ancien et le plus populaire. Et jusqu’à ce jour, ça continue comme ça. »
Mountaga Dembélé
Second entretien réalisé chez lui, à Médina Koura, le 18 janvier 1996.
« Feuilleter l’album de famille » avec Mountaga Dembélé
Mountaga Dembélé présente d’abord un appareil photo (un Rulex 9x12[13]) qu’il a acquis en 1944, et décrit son fonctionnement : « Là, il y avait un verre dépoli. (...) Le soufflet avec le glisseur (on appelle ça express-folding). Avec ça, on fait la mise au point. On fait avancer ou reculer l’objectif. En regardant ici, avec une toile noire sur la tête (...), on voit l’image renversée sur le verre dépoli. Quand la mise au point est bien nette, on ferme l’objectif, on met la vitesse qu’on veut. Après, ça, c’est un porte-plaque. C’est comme une plaque, ça porte les portraits-films. (...) J’ai cet appareil depuis 1944. J’ai fait l’armée avec ça. (...) Je n’étais pas photographe officiellement. J’étais dans l’armée de terre. (...) J’ai fait des photos personnelles, parce qu’on me connaissait avant même l’armée. J’ai été incorporé le 1er janvier 1940. J’ai fait toute la durée de la guerre. J’ai été libéré le 25 juillet 1945. (...)
Tout en exerçant ma profession d’instituteur, je faisais de la photographie. J’ai des preuves ici avec des photos qui datent de 1935 et même au-delà, 1940...50, j’ai pu en récupérer quelques-unes. Seulement il y en a d’autres que je n’ai pas encore retrouvées. Cet appareil [parlant de l’Impérator] a fait notre fortune. Je faisais les tirages. (...) Ça tirait tous les formats : des 9x12 cm (…) jusqu’aux 24x36 mm. Avec l’Impérator, on fait l’agrandissement qu’on veut. La femme de mon grand-frère (...) a sa photo quand elle était encore jeune fille. J’ai même dit que peut-être, en cas de besoin, je peux récupérer ça... (...) (Parle en bambara).
(ill. 6) Mountaga Dembélé, photographie de famille
© Érika Nimis, 1995
Voici la photo de mon directeur en 1946, à Niafounké, c’est le père de Zou, le ministre des Finances, Zou Sacko (...). J’ai agrandi cette photo avec cet appareil [l’Impérator]. (...) J’ai fait la photo avec un 6x6. (...) Voici ma fille Gallia (...), c’est fait avant que j’aille dans l’armée (…). C’était l’habillement. Tout ce que vous voyez de blanc-là, c’est de l’or. On était habillé, en ce temps-là, avec beaucoup de parures en or. Ce sont des perles précieuses qui coûtaient très cher. (...) On portait ça au cou. (...) Là, c’est la grande sœur de ma femme que j’ai photographiée. (...) L’enfant que vous voyez là, c’est la mère de sa femme que j’ai photographiée vers 1938, quand j’étais à Mopti. (...) Les mêmes filles que vous avez vues, je les ai photographiées dans les années 30. (...) Ça, c’était la tenue d’avant, mais tout ce que vous voyez, c’est de l’or. Personne ne porte de l’or maintenant. Voyez les colliers à leur cou. Là, aussi, c’est Gallia ; elle, elle a tous ses petits-fils, (...) elle est vieille maintenant, c’est ma première fille, c’est ma grande fille. Là, c’est moi-même, là, c’est la même fille. C’étaient les poses que je donnais. (...) C’est moi-même qui organisais tout ça. (...) Même l’attache des mouchoirs, c’est moi qui leur faisais ça. Celle-ci, elle a perdu une des photos où il y avait une façon d’attacher les mouchoirs sur la tête qu’on appelait « De Gaulle », en 1946-47. Elle avait ça, mais elle dit qu’elle n’a pas pu avoir ça ce matin. Ça, c’est une de mes photos personnelles, une photo de moi-même, que j’ai reproduite (...) Je n’étais pas si jeune, parce que j’avais déjà quitté l’armée depuis longtemps. Ça, c’est une photo qui date des années 30, c’est Cheikh Hamallah, un saint de Nioro. Sa tombe est en France. Ma fille y est allée l’an dernier. (...) Il a été déporté par la France. Les Français croyaient qu’il allait faire une révolution islamique. Quand il est venu à Bamako, c’est moi qui suis parvenu à le photographier. (...) Ma fille est allée photographier sa tombe en France. Elle sert aux Impôts maintenant. (…)
Ça, c’est une vieille photo que j’ai reproduite, c’est le grand-frère de Madame, ma femme. C’était un copain à moi-même, nous étions tous jeunes. (...)
C’est ma famille. C’est Madame-même qui est là. Vous voyez, même en son temps, leur habillement, tout ça, c’est de l’or. Les colliers (...), tout ça en or ... Se trouer l’oreille pour mettre 150 grammes de chaque côté. Vraiment, ça leur déchirait l’oreille (...). Tu vois, c’est une très vieille photo qui date de très longtemps. Tout ça, c’est fait avec un appareil 6x9. Ce n’est pas tellement, tellement vieux, mais je l’ai retrouvée, c’est pris dans les années 51. On avait une fête d’arrondissement, alors, j’ai fait cette photo là-bas, à Mopti.
Chambre noire « tout-terrain » : Impérator ou châssis-presse et lampe tempête
J’étais le premier à faire des cartes de vœux (photo 1). J’avais commandé des vignettes. Voilà une photo que je n’ai pas retrouvée. J’ai mis ça sous le matelas, alors tout a été détruit. (...) Sur ces cartes, j’écrivais des poésies : « Le cri du cœur » (inscrit en bas d’une photo), « Chérie, si ce n’est abuser, donnez-moi un baiser ». (...) En ce temps-là, personne ne parvenait à faire ça ici. [Mountaga Dembélé décrit la technique de la double exposition] (...) Je dessinais à la main. (...) Je reproduisais le dessin avec le message écrit. Ça devenait un seul cliché. Après, je faisais un cadre. Au milieu, je mettais un papier noir [pour protéger le papier sensible de l’exposition] et faisais le premier tirage de la vignette. Après cela, je faisais un second tirage avec la photo en face, sur le même papier, gélatine contre gélatine, je développais et ça donnait une seule photo.
(ill. 6) Mountaga Dembélé, photographie de famille
© Érika Nimis, 1995
Avec l’Impérator, j’avais le moyen de faire des tirages pendant qu’il faisait très chaud ici. En effet, nos clichés fondaient, parce que nous n’avions pas de ventilateur. Alors, grâce à ce livre, Les secrets de la photographie dévoilés (…), j’ai vu que, pour que les clichés ne fondent pas en cas de grande chaleur, il fallait mettre de l’Alun de Chrome dans le fixateur. (...) A un moment-même, la Croix du Sud est parvenue à nous faire venir des produits avec de l’Alun de Chrome. Je préparais moi-même les solutions : révélateur, fixateur et tout. Quand je faisais ça, je parvenais à avoir de la clientèle en pagaille. (...) Pour les appareils, (...) je vous ai montré le châssis-presse, le procédé avec lequel on faisait le tirage direct. On mettait le cliché, gélatine contre gélatine, (...) on fermait avec le papier dessus. Tout ça, on le faisait à la lumière rouge ou lumière jaune, même jaune foncé. Le papier n’est pas tellement sensible. Mais pour le développement [des négatifs], il fallait une lumière rouge foncé. Donc, après, on présentait le châssis-presse à la lumière blanche, on comptait 1, 2, 3, puis on éteignait. On enlevait. On développait. Et c’était fini. J’ai photographié même avec une lampe tempête, là où il n’y avait pas d’électricité (...). Ça dépendait de la force de la lumière. Il fallait que ça reste 1 seconde, 2 secondes, ça pouvait aller même jusqu’à 6 secondes. Quand j’étais en brousse, j’employais une lampe tempête pour développer et tirer, avec un de ces grands bidons d’essence (...). Je découpais dedans (...), un carré d’une dimension d’à peu près 15 sur 15 [cm]. Avec le papier photo, on utilisait des filtres jaunes, rouges et noirs. On développait sérieusement avec tout ça ! Moi, j’employais des papiers rouges à l’ouverture. Je posais ma lampe tempête, je mettais le filtre rouge dessus, je faisais tous mes travaux, mes développements, les mises en châssis et tout ça, avec la lumière rouge. Une fois que j’avais chargé le châssis, je soulevais le filtre rouge de la lampe et je présentais mon châssis-presse, 1, 2, 3, 4, je refermais. Après, je développais. En gros, c’est ce que je faisais. Quand je développais mes photos à Sikasso et partout où il n’y avait pas d’électricité, je n’avais pas tellement de temps dans la journée, comme j’étais enseignant et directeur d’école, mais la nuit, je me débrouillais pour faire des photos avec des lampes Petromax et un manchon. Je l’ai même encore ici, mais en mauvais état. (...) J’avais un fil de fer dans la cour où je faisais sécher mes tirages. En une heure, deux heures de temps, tout était sec. Je faisais tous les développements et tirages dans la même nuit. (...) Le matin, Madame faisait le glaçage sur des vitres d’auto. Il fallait bien nettoyer, ensuite saupoudrer du talc dessus (...), bien frotter pour qu’il n’y ait pas de tache. Car si c’était un peu sale seulement, ça restait collé : en décollant, il y avait la partie gélatineuse qui restait collée sur le verre. (...) En ce temps-là, nous n’avions pas de papier brillant. (...) Donc il fallait le glacer. Ça sortait très glacé quand on le mettait au froid. Après un certain temps, ça se décollait tout seul, toc, toc, toc, si bien que nous avions une photo glacée. Madame faisait ça, pendant que j’étais à l’école. C’était avant même la naissance de tous ces gens. (....) Et ils sont tous pères de famille maintenant, tous mes enfants. »
Érika Nimis, professeure associée, Université du Québec à Montréal (UQAM), département d'histoire de l'art
NOTES
[1] Fofana, Aïcha, Mariage : on copie, Bamako, éditions Jamana, 1994, p. 18. Mariage : on copie se déroule dans le studio d’un photographe bamakois, Diakité, chez qui des clientes sont venues visionner la cassette vidéo d’un mariage. C’est l’un des personnages du roman d’Aïcha Fofana qui prononce ces paroles lourdes de sens.
[2] Brunel, Jacques, Le Monde, 13.12.1994, p. 20.
[3] La première édition de ce festival consacré à l’image fixe en Afrique a eu lieu à Bamako en décembre 1994. La manifestation s’intitule aujourd’hui Rencontres de Bamako. Biennale africaine de la photographie.
[4] D’après le récit de Seydou Keïta publié dans le premier catalogue qui lui est consacré à l’occasion de sa toute première exposition à la Fondation Cartier à Paris en 1994 : Magnin, A. et Traoré, Issa B., Seydou Keita, textes, collection Jean Pigozzi, Genève/CAAC, Fondation Cartier pour l’art contemporain, 1994, 16 photos, 20 p. Repris en anglais dans African Arts, automne 1995, vol. 28, no. 4, p. 90-95.
[5] « Et c’est pour échapper aux poursuites de l’administration coloniale que le père de Mountaga prit en 1917 à Kayes le nom de Kouyâté, avant de venir s’établir à Bamako. » (Seydou Keïta, Photo Poche no. 63, 2014 -3e édition, introduction de Youssouf Tata Cissé).
[6] Cela était courant pour les photographes de collaborer au moment des prises de vues et aussi de mélanger leurs archives. Il suffit de penser aux apprentis qui font le travail à la place du patron, comme le rappelle très justement Candace M. Keller dans « Framed and Hidden Histories: West African Photography from Local to Global Contexts », African Arts, hiver 2014, vol. 47, no. 4, p. 36-47.
[7] Ce portrait colorisé inédit, croisé avec le témoignage de Mountaga Dembélé, soulève des questions qui restent pour l’instant sans réponse, suite à la visite de l’exposition monographique consacrée à Seydou Keïta au Grand Palais à Paris (31.03-11.07.2016), dans laquelle sont présentés pour la première fois des « vintages » colorisés de facture identique, réalisés, selon les organisateurs de l’exposition, par l’encadreur de Seydou Keïta, Cheickna Touré (voir le catalogue d’exposition Seydou Keita, Paris, éditions RMN-Grand Palais, 2016, p. 30). Était-ce une pratique courante à Bamako dans les années 1930-50 ?
[8] Cela est surtout vrai pour les sources photographiques, partiellement identifiées et toujours fragmentaires.
[9] J’ai soutenu ma Maîtrise à l’université de Paris 1 en septembre 1996. Cette dernière avait pour titre : « Être photographe à Bamako. Évolution et réalités d’un métier issu de la « modernité » (1935-1995) ». Les résultats de cette recherche ont été publiés dans Nimis, Erika, Photographes de Bamako de 1935 à nos jours, Paris, éditions Revue Noire, collection Soleil, 1998.
[10] Jules Garnier, « premier pharmacien civil du Soudan français » (décédé en 1934), passionné de photographie, était le père de Pierre Garnier qui a fondé à Bamako en 1935 le premier magasin de photographie du Soudan français, « Photo-Hall Soudanais ». Actif jusqu’en 1962, avec une pause entre 1954 et 1958, ce magasin qui employait des Soudanais a marqué toute une génération de photographes. Pour plus de détails, voir Nimis, Erika, Photographes de Bamako, op. cit., 1998, p. 15-16, 25-27 et 50.
[11] Houppé, H., Les Secrets de la photographie dévoilés, Paris, 1942, 4è édition, 254 p.
[12] La « Croix du Sud » était le second grand magasin de photographie de Bamako, ouvert peu avant la seconde guerre mondiale par Michel Aris, géré à sa mort par Gérard Guillat (à partir de 1955), avant d’être repris par Michel Thuillier en 1958. Voir Nimis, Erika, Photographes de Bamako, op. cit., 1998, p. 51.
[13] Il s’agit d’un appareil folding à plaques, muni d’un objectif Berthiot.